Chapitre XXIII

 

Notre homme vint le soir,

Le soir dans sa demeure ;

Il fut surpris d’y voir

Quelqu’un à pareille heure.

Qui l’a donc fait entrer ?

Et dans cette demeure

Comment, à pareille heure,

A-t-il pu pénétrer ?

Vieille ballade.

 

Le magistrat, prenant la lumière des mains de sa servante, s’avança dans la chambre, lanterne en main comme Diogène, et ne s’attendant probablement pas plus que ce fameux cynique à trouver un trésor dans le cours de ses recherches. Il s’approcha d’abord de mon guide mystérieux, qui restait dans une immobilité parfaite, assis sur la table, les yeux fixés sur la muraille, la tête haute, les bras croisés, ne montrant aucune inquiétude et battant du talon, contre un des pieds de la table, la mesure d’un air qu’il sifflait. Son air d’assurance et de sang-froid mit en défaut pour un moment la mémoire et la sagacité du magistrat.

Enfin ayant promené sa lanterne autour du visage de l’inconnu : – Ah, ah !... eh, eh !... oh, oh ! s’écria le bailli, cela n’est pas possible !... mais si pourtant... non, non ; je me trompe... je ne me trompe pas, ma foi !... comment ! c’est vous ; bandit ! catéran[71] ! Quel mauvais vent vous a fait tomber ici ? Est-il possible que ce soit vous ?

– Comme vous le voyez, bailli, fut la réponse laconique de mon guide.

– En conscience, je crois avoir la berlue. Quoi, gibier de potence, c’est vous que je trouve dans le Tolbooth[72] de Glascow !... Savez-vous ce que vaut votre tête ?

– Hum ! bien pesée, elle peut valoir celle d’un prévôt, de quatre baillis, d’un secrétaire du conseil de ville, de six diacres, sans compter celles des Stentmasters[73].

– Effronté ! repentez-vous de vos péchés, car si je dis un mot...

– Cela est vrai, bailli, répondit l’inconnu en se levant et en croisant ses mains derrière le dos d’un air de nonchalance ; mais vous ne direz pas ce mot.

– Je ne le dirai pas, monsieur ?... Et pourquoi ne le dirais-je pas ? répondez-moi. Pourquoi ne le dirais-je pas ?

– Pour trois bonnes raisons, bailli Jarvie... La première, à cause de notre ancienne connaissance. La seconde, parce qu’il a existé autrefois à Stuckallachan une femme qui a fait un mélange de notre sang, soit dit à ma honte, car c’en est une pour moi d’avoir un cousin qui ne songe qu’à de méprisables gains, à régler des comptes, à monter des métiers, à faire mouvoir des navettes, comme un malheureux artisan... Enfin la dernière, parce que si vous faites un geste pour me trahir, avant que personne puisse venir à votre aide, vous êtes terrassé.

– Vous êtes un coquin déterminé, dit l’intrépide bailli ; je vous connais, et vous le savez bien. On n’est pas en sûreté près de vous.

– Je sais aussi, bailli, que vous avez de bon sang dans les veines, et je serais fâché de vous faire le moindre mal. Mais il faut que je sorte d’ici libre comme j’y suis entré, ou l’on parlera encore dans dix ans de ce qui se sera passé cette nuit dans la prison de Glascow.

– Le sang est plus épais que l’eau[74], comme dit le proverbe, reprit Jarvie, et je sais ce que c’est que la parenté et l’alliance. Il n’est pas nécessaire de s’arracher les yeux les uns aux autres quand on peut l’éviter. Ce serait une belle nouvelle à porter à la bonne femme de Stuckallachan, que de lui dire que son mari a rompu les os à son cousin, ou que son cousin a fait serrer d’une corde le cou de son mari ! Mais vous conviendrez, mauvais démon, que si ce n’était pas vous, j’aurais fait pendre aujourd’hui l’homme le plus terrible des Highlands.

– Vous auriez essayé de le faire, cousin, je conviens de cela : mais je doute que vous y eussiez réussi. Vous autres, gens de la Basse-Écosse, vous ne savez pas forger des fers assez pesants et assez solides pour nous autres montagnards.

– Ah ! je vous réponds que je saurais vous trouver des bracelets et des jarretières qui vous iraient à merveille, et une cravate de chanvre bien serrée par-dessus le marché... Personne dans un pays civilisé n’a fait ce que vous avez fait. Vous voleriez dans votre poche, plutôt que de ne rien prendre : je vous en ai averti.

– Eh bien, cousin ! vous prendrez le deuil à mon enterrement.

– Le diable ne manquera pas d’y être en habit noir, Robin, et puis tous les corbeaux et les corneilles, je vous assure... Mais dites-moi, que sont devenues les mille livres d’Écosse que je vous ai prêtées autrefois ? quand les reverrai-je ?

– Ce qu’elles sont devenues ? répliqua mon guide après avoir fait semblant de réfléchir un instant ; ma foi, je ne saurais trop le dire... Qu’est devenue la neige de l’année dernière ?

– Mais on en trouve encore sur le sommet du Schehallion, chien que vous êtes, vous n’en demeurez pas loin ; faut-il que j’y aille chercher mon argent ?

– Probablement, reprit le Highlander, car je ne porte ni neige ni argent dans mon sporran[75] ; – mais quant à l’époque, ma foi ce sera quand le roi recouvrera ses droits, comme dit la chanson.

– Encore pire, Robin ! reprit le bailli de Glascow, il y a de la trahison. Un traître déloyal ! c’est le pire de tout... Voudriez-vous nous ramener le papisme, et le pouvoir arbitraire, et la bassinoire, et les lois catholiques, et les vicaires, et les horreurs du surplis, etc. ? Mieux vaudrait retourner à votre ancien métier de theft-boot, de black-mail, de spreaghs et de gill-ravaging. – Mieux vaut voler des vaches que perdre les nations[76].

– Holà ! l’ami, trêve de toute votre whigherie, reprit le Celte. Il y a longtemps que nous nous connaissons tous deux. J’aurai soin qu’on ménage votre banque, quand le Gillon-a-naillie[77] viendra balayer les boutiques et les vieux magasins de Glascow. Jusque-là, à moins que ce ne soit bien nécessaire, ne me voyez qu’autant que je voudrai être vu.

– Vous êtes un audacieux, Rob, et vous finirez par être pendu, je vous le prédis encore. Mais je ne veux pas imiter le méchant oiseau qui salit son propre nid, à moins qu’une nécessité indispensable ne m’y force. Mais qui est celui-ci ? ajouta-t-il en se tournant vers moi, quelque gill-ravager que vous avez enrôlé ? Il a l’air d’avoir d’excellentes jambes pour courir les grands chemins, et un long cou pour être pendu.

– Mon bon M. Jarvie, dit Owen, qui, ainsi que moi, était resté muet d’étonnement pendant cette reconnaissance et ce singulier dialogue entre ces deux cousins extraordinaires, c’est le jeune M. Francis Osbaldistone, le fils unique du chef de notre maison, et qui devait y occuper la place qui a été confiée ensuite au misérable Rashleigh, si son obstination, ajouta-t-il en poussant un profond soupir, n’eût...

– Oui, oui, dit le banquier écossais, j’ai entendu parler de ce jeune homme... C’est donc lui que votre vieux fou voulait faire entrer dans le commerce, bon gré mal gré ; et qui, pour ne pas se livrer à un travail honnête qui peut nourrir son homme, s’est associé à une troupe de comédiens ambulants ? Eh bien, jeune homme ! dites-moi, Hamlet le Danois, ou le spectre de son père, viendra-t-il cautionner M. Owen ?

– Je ne mérite pas ce reproche, monsieur, lui dis-je, mais j’en respecte le prétexte ; et le service que vous voulez bien rendre à mon digne et ancien ami m’inspire trop de reconnaissance pour que je puisse m’en offenser. Le seul motif qui m’a amené ici était de voir ce que je pourrais faire, peu de chose sans doute, pour aider M. Owen à arranger les affaires de mon père. Quant à mon éloignement pour le commerce, je n’en dois compte qu’à moi-même.

– Bien dit, mon brave ! s’écria le Highlander. Je vous aimais déjà ; maintenant je vous respecte, depuis que je connais votre mépris pour le comptoir, pour la navette et pour toutes ces viles occupations qui ne conviennent qu’à des âmes basses.

– Vous êtes fou, Rob, dit le bailli, aussi fou qu’un lièvre de mars ; et pourquoi un lièvre est-il plus fou au mois de mars qu’à la Saint-Martin ? c’est ce que j’ignore. La navette ! respectez-la, c’est à elle que vous devrez votre dernière cravate. Quant à ce jeune homme que vous poussez au diable au grand galop avec ses vers et ses comédies en croupe, croyez-vous que tout cela le tirera d’affaire plus que vos jurements et la lame de votre dirk, réprouvé que vous êtes ? Tityre, tu patulae, comme on dit, lui apprendra-t-il où trouver Rashleigh Osbaldistone ? Macbeth avec tous ses kernes[78] lui apportera-t-il les 12 000 livres sterling qu’il faut à son père pour payer ses billets qui échoient d’aujourd’hui en dix jours, comme je viens de le voir dans les papiers de M. Owen ? Dites, les lui procureront-ils eux tous avec leurs sabres, leurs épées, leur André Ferrara, leurs targes de cuir, leurs brogues, leur brochan[79] et leurs sporrans ?

– Dix jours ! m’écriai-je. Je tirai de ma poche à l’instant la lettre que m’avait donnée Diana Vernon, et le délai pendant lequel elle m’avait défendu de l’ouvrir se trouvant expiré, je me hâtai de rompre l’enveloppe ; elle contenait une lettre cachetée qui, dans ma précipitation, s’échappa de mes mains. M. Jarvie la ramassa et lut l’adresse d’un air d’étonnement, et, à ma grande surprise, la présenta à son cousin le montagnard en disant : – C’est un bon vent que celui qui a amené cette lettre à son adresse, car il y avait dix mille contre un à parier qu’elle n’y arriverait jamais.

Le Highlander, y ayant jeté un coup d’œil, rompit le cachet sans cérémonie, et se disposa à la lire.

Je l’arrêtai sur-le-champ. – Pour que je vous permette d’en faire la lecture, monsieur, il faut d’abord me prouver que cette lettre vous est destinée.

– Soyez tranquille, M. Osbaldistone, me répondit-il avec le plus grand sang-froid ; rappelez-vous seulement le juge Inglewood, le clerc Jobson, M. Morris, et surtout votre serviteur Robert Cawmill, et la belle Diana Vernon. Rappelez-vous tout cela, et vous ne douterez plus que cette lettre ne soit pour moi.

Je restai comme stupéfait de mon manque de pénétration. Pendant toute la nuit, il m’avait semblé que sa voix ne m’était pas étrangère, que le peu que j’avais vu de ses traits ne m’était pas inconnu ; et cependant il m’avait été impossible de me rappeler où j’avais pu le voir ou l’entendre. Mais en ce moment un trait de lumière sembla briller tout à coup à mes yeux. C’était bien Campbell lui-même ; il n’était pas possible de le méconnaître ; c’était bien son regard fier, ses traits prononcés, son air réfléchi, sa voix forte, le brogue d’Écosse avec son dialecte et ses tours de phrase[80] écossais qu’il dissimulait à volonté, mais qu’il reprenait sans y penser dans les moments d’émotion, et qui donnaient du piquant à ses sarcasmes, une véhémence particulière à ses discours : tout achevait de m’en convaincre. Quoiqu’il fût à peine de moyenne taille, ses membres annonçaient autant de vigueur que d’agilité et auraient pu passer pour un modèle de perfection s’ils n’eussent manqué de proportion sous deux rapports. Ses épaules étaient si larges, que, quoiqu’il n’eût pas trop d’embonpoint, elles détruisaient la régularité de sa taille ; et ses bras, quoique bien faits et nerveux, étaient si longs, qu’ils étaient presque une difformité. J’appris ensuite qu’il tirait vanité de ce dernier défaut et qu’il se vantait que, lorsqu’il portait le vêtement des montagnards, il pouvait nouer les jarretières de son bas-de-chausse[81] sans se baisser. Il prétendait aussi qu’il en avait plus de facilité pour manier la claymore, et il est vrai que personne ne pouvait mieux s’en servir. Sans ce manque de symétrie dans son ensemble, il aurait pu être regardé comme un homme bien fait ; mais ces deux défauts lui donnaient un air sauvage, extraordinaire, presque surnaturel, et cet air me rappelait les contes que me faisait la vieille Mabel sur les Pictes qui ravagèrent autrefois le Northumberland ; race tenant le milieu entre les hommes et le diable, et puis, ajoutait-elle, ils étaient (comme Campbell) remarquables par leur force, leur courage, leur agilité, la longueur de leurs bras et la largeur de leurs épaules.

En faisant attention à toutes les circonstances de l’entrevue que j’avais eue avec lui chez le juge Inglewood, je ne pus douter un instant que la lettre de Diana Vernon ne lui fût destinée. Il faisait partie sans doute des personnages mystérieux sur lesquels elle avait une secrète influence, et qui à leur tour en exerçaient une autre sur elle. Il était pénible de penser que le destin d’une personne si aimable pût être en quelque sorte lié à celui de gens de l’espèce de l’homme que j’avais devant les yeux, et cependant il me paraissait impossible d’en douter. Mais que pouvait faire ce Campbell pour les affaires de mon père ? Comme Rashleigh, à la prière de miss Vernon, avait trouvé moyen de le faire paraître quand sa présence avait été nécessaire pour me justifier de l’accusation de Morris, ne se pouvait-il pas qu’elle eût de même assez de crédit sur Campbell pour qu’il fit à son tour paraître Rashleigh ? D’après cette supposition, je lui demandai s’il savait où était mon perfide cousin, s’il y avait longtemps qu’il ne l’avait vu.

Il ne me répondit pas directement.

– Ce qu’on me demande est un peu chatouilleux : mais n’importe, il faudra le faire. M. Osbaldistone, je ne demeure pas loin d’ici. Mon parent peut vous montrer le chemin. Venez me voir dans mes montagnes, je vous y recevrai avec plaisir, et il est probable que je pourrai être utile à votre père. Je suis pauvre ; mais l’esprit vaut mieux que la richesse... Cousin, si un tour dans nos montagnes ne vous fait pas peur, et que vous vouliez venir manger des tranches de mouton à l’écossaise, ou une cuisse de daim, venez avec ce gentilhomme sassenach jusqu’à Drymen ou Bucklivie ; venez plutôt jusqu’au clachan[82] d’Aberfoil ; j’aurai soin qu’il s’y trouve quelqu’un pour vous conduire où je serai alors... Qu’en dites-vous ? Voilà mon pouce[83], je ne vous tromperai jamais.

– Non, non, Rob, répondit le prudent bourgeois, je ne m’éloigne pas ainsi des Gorbals. Je ne me soucie point d’aller dans vos montagnes sauvages, parmi vos jambes rouges[84] en kilt : cela ne convient ni à mon rang ni à ma place.

– Au diable votre rang et votre place ! La seule goutte de bon sang que vous ayez dans les veines vient de la bisaïeule de votre grand-oncle, qui fut justifié[85] à Dumbarton. Et vous pensez que vous dérogeriez en vous trouvant parmi nous ?... Écoutez-moi, je vous dois mille livres d’Écosse ; eh bien ! comme vous êtes un brave homme, après tout, venez avec ce sassenach, et je vous paierai jusqu’au dernier plack et bawbie[86].

– Laissez là votre gentilhommerie, reprit le magistrat ; – portez votre sang noble au marché, vous verrez combien on vous en donnera. – Mais, si j’allais vous rendre cette visite, paieriez-vous bien véritablement ?

– Je vous le jure, dit le Highlander, par le tombeau de celui qui repose sous la pierre d’Inch-Cailleach[87].

– N’en dites pas davantage, Rob, n’en dites pas davantage. Nous verrons ce que nous pourrons faire... Mais ne vous attendez pas que j’aille tout au fond des Highlands. Il faut que vous veniez nous trouver au clachan d’Aberfoil, ou au moins à Bucklivie... et surtout n’oubliez pas le nécessaire.

– Ne craignez rien, ne craignez rien. Je serai fidèle à ma parole, comme la lame de ma claymore, qui ne m’en a jamais manqué... Mais il faut que je change d’air, cousin ; celui de la tolbooth de Glascow ne convient pas à la constitution d’un Highlander.

– Je le crois, ma foi !... Si je faisais mon devoir, vous ne changeriez pas sitôt d’atmosphère ; et, quand cela arriverait, vous ne gagneriez pas au change... Qui m’aurait dit que j’aiderais jamais à échapper à la justice ? Ce sera une honte éternelle pour ma mémoire et pour celle de mon père, le...

– Ta, ta, ta, ta ! Que cette mouche ne vous pique pas, cousin ; quand la boue est sèche, il ne s’agit que de la brosser : votre père, le brave homme ! savait tout comme un autre fermer les yeux sur les fautes d’un ami.

– Vous pouvez avoir raison, Rob, répondit le bailli après un moment de réflexion. Le diacre, mon père, que Dieu veuille avoir son âme !... était un homme sensé. Il savait que nous avons tous nos défauts, et il aimait à rendre service à ses amis. Vous ne l’avez donc pas oublié ?

Cette question fut faite à demi-voix et d’un ton où il y avait autant de burlesque que de pathétique.

– Oublié ! pourquoi l’aurais-je oublié ? C’était un brave tisserand. C’est lui qui m’a fait ma première paire de bas... Mais allons, cousin,

 

Donnez-moi mon chapeau, sellez-moi mon bidet,

Ouvrez-moi votre porte, appelez mon valet.

Et laissez-moi partir ; car, je dois vous le dire,

De Dundee à la fin il faut que je me tire.

 

– Paix, monsieur, paix ! s’écria le magistrat d’un ton d’autorité. Pouvez-vous bien chanter ainsi, étant si près du dimanche ? Cette maison peut encore vous entendre chanter un autre air. Vous pouvez glisser avant d’en sortir... Stanchels, ouvrez la porte.

La porte s’ouvrit ; nous sortîmes, Campbell et moi : le geôlier vit avec surprise deux étrangers entrés sans qu’il s’en fût douté ; mais M. Jarvie prévint ses questions en lui disant : – Deux de mes amis, Stanchels, deux de mes amis. Nous descendîmes l’escalier et nous entrâmes dans le vestibule, où l’on appela Dougal plus d’une fois ; mais Dougal ne paraissait ni ne répondait. – Si je connais bien Dougal, observa Campbell avec un sourire sardonique, il n’attend pas les remerciements qu’on lui doit pour la besogne qu’il a faite cette nuit, et il est probablement déjà au grand trot dans le défilé de Ballamaha[88].

– Comment ! comment ! s’écria le bailli en colère. Et il nous laisse tous, et moi surtout, dans la tolbooth pour toute la nuit. Qu’on demande des marteaux, des leviers, des tenailles et des barres de fer ; qu’on envoie chercher le diacre Yettlin le forgeron ; qu’il sache que le bailli Jarvie a été enfermé dans la tolbooth par un vilain Highlander qu’il fera pendre aussi haut qu’Aman.

– Quand vous le tiendrez, dit gravement Campbell. Mais sûrement la porte n’est pas fermée.

Effectivement on reconnut que non seulement la porte était ouverte, mais que Dougal, en emportant les clefs, avait pris soin que personne ne pût exercer, en son absence, les fonctions de portier.

– Cette créature a des éclairs de bon sens, chuchota Campbell : il savait qu’une porte ouverte pouvait m’être utile au besoin.

Nous nous trouvions alors dans la rue.

– Je vous dirai, d’après mon pauvre avis, Rob, dit M. Jarvie, que, si vous continuez à mener la même vie, vous feriez bien, en cas d’accident, de placer un de vos affidés dans chaque prison d’Écosse.

– Si un de mes parents était bailli dans chaque ville, cousin, cela me serait assez utile. Mais bonsoir ou bonjour, et n’oubliez pas le chemin d’Aberfoil.

Sans attendre de réponse, il entra dans la rue de traverse près de laquelle nous nous trouvions, et l’obscurité nous le fit perdre de vue. À l’instant même nous entendîmes un coup de sifflet d’une nature toute particulière, et un autre répondit.

– Entendez-vous les diables des Highlands ? dit M. Jarvie ; ils se croient déjà sur les flancs du Ben-Lomond, où ils peuvent siffler et jurer sans s’inquiéter du jour du sabbat, mais...

Quelque chose tombant avec bruit à ses pieds l’interrompit en ce moment.

– Dieu me protège !... qu’est-ce que cela veut dire encore ? Mattie, approchez donc la lanterne. En conscience ! ce sont les clefs de la prison... C’est bien, du moins. Il aurait coûté de l’argent pour en faire faire d’autres ; et puis les questions : comment se sont-elles perdues ? on en jaserait un peu trop... Ah ! si le bailli Grahame savait ce qui s’est passé cette nuit, ce ne serait pas une bonne affaire pour mon cou.

Comme nous n’étions qu’à quelques pas de la prison, nous y retournâmes pour rendre les clefs au concierge en chef que nous trouvâmes dans le vestibule où il montait la garde, n’osant quitter ce poste avant de voir arriver celui qu’il avait envoyé aussitôt chercher pour remplacer le Celte fugitif Dougal.

Quand ce devoir fut rempli envers la ville, comme la demeure du digne magistrat se trouvait sur le chemin que je devais suivre pour rentrer dans mon auberge, je profitai de sa lanterne, et il profita de mon bras, secours qui ne lui était pas inutile dans des rues obscures et mal pavées. Le vieillard est ordinairement sensible aux moindres attentions qu’il reçoit du jeune homme. Le bailli me témoigna de l’intérêt et me dit que, puisque je n’étais pas de cette race de comédiens qu’il détestait au fond de l’âme, il serait charmé si je voulais venir le lendemain, ou plutôt le jour même, déjeuner avec lui et manger un hareng frais ou une tranche de veau sur le gril, ajoutant que je trouverais chez lui M. Owen, qui serait alors en liberté.

– Mais, mon cher monsieur, lui dis-je après avoir accepté son invitation en l’en remerciant, quelle raison aviez-vous donc pour croire que j’avais pris le parti du théâtre ?

– C’est un imbécile bavard, nommé Fairservice, qui est venu chez moi un peu avant minuit pour me prier de donner ordre au crieur public de proclamer sur-le-champ dans toute la ville une récompense honnête à quiconque donnerait de vos nouvelles. Il m’a dit qui vous étiez, et m’a assuré que votre père vous avait renvoyé de chez lui, parce que vous ne vouliez pas travailler à ses affaires, et parce que vous composiez des vers, et que vous vouliez vous faire comédien. Il avait été amené chez moi par un nommé Hammorgaw, notre grand chantre, qui me dit que c’était une de ses connaissances. Je les ai chassés tous les deux par les épaules, en leur disant que ce n’était pas l’heure de venir me faire une pareille demande. À présent je vois ce qui en est, et ce Fairservice est une espèce de fou qui est mal informé sur votre compte. Je vous aime, jeune homme, continua le bailli, j’aime un garçon qui secourt ses amis dans l’affliction. C’est ce que j’ai toujours fait, et c’est ce que faisait mon père le diacre ; puisse son âme être en paix ! Mais ne faites pas votre compagnie de ces Highlanders, mauvais bétail ! On ne peut mettre la main dans le goudron sans se noircir les doigts : souvenez-vous de cela. Sans doute l’homme le plus sage, le plus prudent, peut commettre des erreurs. Moi-même n’en ai-je pas commis cette nuit ? Voyons, combien ? Une... deux... trois. Oui, j’ai fait trois choses que mon père n’aurait pu croire, les eût-il vues de ses propres yeux.

Nous étions arrivés à la porte. Il s’arrêta avant d’entrer, et continua d’un ton contrit et solennel.

– D’abord j’ai pensé à mes affaires temporelles le jour du sabbat. Ensuite je me suis rendu caution d’un Anglais. Enfin j’ai laissé échapper un malfaiteur. Mais il y a du baume à Galaad, M. Osbaldistone. Mattie, je saurai bien rentrer seul, conduisez M. O... chez la mère Flyter, au coin de cette ruelle. Puis il ajouta tout bas : J’espère que vous serez sage avec Mattie. Songez que Mattie est fille d’un honnête homme, et qu’elle est petite-cousine du laird de Limmerfield.